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C’est beau ce que tu fais Isa

28 janvier 2023 | Articles

J’entends souvent « C’est beau ce que tu fais Isa. Tu embauches des personnes qui ont un handicap. C’est pas toutes les entreprises qui font ça. »  J’entends aussi « Tu devrais modifier ton entreprise pour un organisme. Tu pourras pas faire de l’argent avec un modèle d’affaires qui embauche des personnes différentes. » Ou encore : 

« Ça fait pas très sérieux aux yeux des clients. » 

« Ça doit t’aider gros d’avoir des subventions pour les personnes handicapées. »

« Ça doit te prendre du temps pis du suivi supplémentaires pour faire ça. Es-tu certaine que c’est une bonne idée ? » 

« C’est du cheap labor ça ? »

À tort ou à raison, j’ai une perception complètement différente de ce que je fais et de ce que je devrais faire. Oui, j’ai eu des employés avec des « handicaps », comme la dysphasie ou l’anxiété sévère. J’ai même eu une employée sourde. Je reçois aussi des stagiaires, comme Alexandre autiste et stagiaire à vie, ou comme Jacinthe (trisomie 21), qui chaque année, viennent dans notre milieu de travail pour développer des compétences professionnelles, afin d’améliorer leur employabilité. Est-ce que ça demande plus de temps ? Plus d’analyse ? Plus d’adaptation ? Plus de suivis ? Ben oui ! Alors pourquoi je fais ça ? Parce que ça m’apporte beaucoup de bonheur.

Retour en arrière

J’ai fondé La Fabrique Gourmande en 2016 après avoir quitté un poste de rêve dans une institution financière (gros salaire, fonds de pension et avantages sociaux). J’ai commencé toute seule et, deux ans plus tard, une intervenante m’appelait pour me dire qu’un certain Alexandre, autiste, très fort, qui connaît tout de Ricardo, qui cuisine, qui habite à quelques maisons de l’entreprise, voulait faire son stage à La Fabrique Gourmande. Pourquoi pas me suis dis-je ! Alexandre est arrivé à sa première journée avec deux intervenantes pour l’aider dans son intégration, vérifier le milieu et superviser ma façon d’interagir avec lui. Il était très timide et anxieux au début. J’ai commencé par lui faire essayer toutes les tâches possibles allant de peser des ingrédients, jusqu’à portionner des biscuits avec une cuillère à crème glacée. 

Valoriser les forces de chacun

Et c’est là que j’ai commencé à avoir du fun en analysant ses forces, comme sa précision dans la mesure des ingrédients. Je devais aussi trouver une façon de compenser son manque de dextérité fine. Non, Alexandre n’arrive pas à portionner adéquatement de la pâte à biscuits avec une cuillère à crème glacée et cette tâche est importante pour avoir une uniformité, une conformité pour les valeurs nutritives et un prix de revient similaire pour chaque biscuit. La dextérité fine est importante pour les biscuits, mais pas pour les granolas. Qu’est-ce qu’on fait ? On apprend tous les secrets du granola à Alexandre pour qu’il devienne le maître-granola. Et c’est ainsi qu’Alexandre a trouvé sa place, ses repères et sa confiance en soi. 

Louis a passé 6 mois avec nous. Sa « lenteur » d’exécution a été une force pour la précision de l’ensachage. Accepter que ce soit plus long, c’est aussi lui permettre de travailler à son rythme naturel sans qu’il vive du stress. Louis, c’est le plus gentil des gentils garçons. Toujours prêt à rester quelques minutes de plus pour aider l’équipe. Fait intéressant, Louis a englouti tous nos biscuits ou craquelins ratés en des temps record pendant son stage. Notre grand 6 pieds deux revient nous voir régulièrement pour s’acheter un sac de 10 biscuits qu’il mange en 10 minutes.

Louis, stagiaire pour l’année scolaire 2021-2022

Authenticité

Les nouvelles vont vite dans une petite municipalité de 1800 personnes. Ça s’est su rapidement, que le gars à Gilles qui est autiste travaille à la biscuiterie de la blonde du fils du notaire qui est dans l’ancienne bâtisse de Rosaire Tessier et fils. En discutant avec des amis, on s’est dit que Jacinthe, qui a une trisomie 21, pourrait faire son stage scolaire avec nous. Avec l’aide de son enseignante et de son intervenante, mon associée de l’époque et moi avons intégré Jacinthe comme stagiaire jusqu’à ses 21 ans. Que de fous rires et de souvenirs marquent cette expérience. Du pur bonheur sans filtre. Alexandre et Jacinthe ont ça en commun. Dire tout, sans gêne, sans tabous. Je dis souvent à la blague que c’est Alexandre mon boss, car il ne se gêne pas pour me dire que j’ai besoin de vacances quand je suis un peu trop à pique. Impossible que je devienne prétentieuse, ou que j’aie des « power trips » avec Alex dans les parages. Il relève mes erreurs et me rassure en me disant qu’il n’y a personne de parfait. Nos stagiaires « différents » nous apportent quelque chose que nous devrions tous valoriser : l’authenticité.

Jacinthe, rayon de soleil en chef pendant 3 ans

Prix et reconnaissance

Ouvrir la cuisine et nos bras à des personnes vivant avec un handicap ne sont certes pas passé inaperçus. En 2019, sur la scène du Gala Prestige de notre coin de la Mauricie pour accueillir un prix, je mentionnais à quel point Alexandre et Jacinthe faisaient une différence dans l’entreprise et dans la vie de mon associée de l’époque et moi. J’avais aussi ajouté que je ne comprenais pas trop pourquoi les entreprises étaient si réticentes à intégrer la différence. J’ai terminé mon discours, rédigé dans ma tête entre ma table et la scène, en disant que nous donnions la chance à ces personnes exceptionnelles de s’épanouir et de prendre confiance en elles et qu’en retour, nous avions le bonheur de les voir s’épanouir et de prendre confiance en elles, ce qui était ma raison de me lever chaque matin. Les gens dans la salle se sont tous levés pour applaudir. C’était le plus beau prix que je pouvais recevoir. Ils avaient tous compris ma motivation. 

Surprise

Parfois, certaines surprises nécessitent une intervention avec nos stagiaires. Parmi les plus célèbres, nous avons les sacs de biscuits « spécial Jacinthe ». Le biscuit préféré de Jacinthe est le Double péché vanillé. Je le rédige au présent, car c’est toujours le cas ! Un jour qu’elle devait mettre 6 biscuits par sac, Jacinthe a décidé que c’était plutôt 8 à 9 biscuits par sac. Étant une pro de l’emballage, nous la supervisions du coin de l’œil, sans nous douter de la prime qu’elle ajoutait au futur acheteur. C’est une fois qu’elle a eu terminé de sceller les sacs que je m’en suis rendu compte. J’ai demandé pourquoi elle avait mis plus que 6 biscuits. La raison était fort simple « parce que c’est mes biscuits préférés ! ». Elle voulait gâter les clients. Quel super service à la clientèle !

Cheap labor ?

Au fait, non je ne reçois pas de subventions, puisque ce sont des stagiaires qui n’ont pas de salaire. Et non, je n’ai pas reçu de subventions pour les salariés que j’ai eus ayant un handicap. Alors est-ce que les stagiaires sont du cheap labor ? Je vais répondre différemment. Il y a bel et bien du cheap labor dans l’entreprise que j’exploite de mon chum, de ma fille, de ma mère et du chum de ma mère. Ma mère et son conjoint collent les étiquettes sur les sacs. Ma fille fait des livraisons ou vend nos produits lors d’événements, et ce, bénévolement. Mon chum est mon directeur technologique (et toutes autres tâches connexes) payé avec tous les biscuits et craquelins trop cuits ou non conformes. Comme dirait Forrest Gump, « c’est tout ce que j’ai à dire ».

Le point final

Je n’ai toujours pas répondu à pourquoi, aux yeux de certains, je me rends la vie difficile. Les employés qui sont « normaux » apportent aussi leur lot de défis en gestion des ressources humaines et en rétention d’employés. Que ce soit, les employés qui s’absentent du travail ou démissionnent sans aviser, ou ceux réfractaires aux changements ou encore les personnes conflictuelles, celles ayant des traits de personnalité difficiles comme les narcissiques, les égocentriques, pour ne nommer que ceux-ci, nécessitent des interventions, des adaptations, des comités de gestion du changement, des rencontres individuelles, du coaching personnalisé, etc. Ça coûte combien en dommages collatéraux ? Ça prend combien de temps de gestion tout ça ? Beaucoup. Voyons le tout différemment. En ce moment les entreprises utilisent le marketing pour attirer de nouveaux talents. Si on se base sur le talent et le développement de celui-ci, l’inclusion des différences permet d’aller chercher des compétences uniques et des personnalités charmantes. Donc, je me facilite la vie !

Maryjo, notre stagiaire pour l’année scolaire 2022-2023

« C’est beau ce que tu fais Isa »

N’est-on pas tous un peu différents ? Plus susceptible que le voisin, plus oisif que l’autre, plus sensible que l’une, plus parano que l’autre, plus gentille que l’autre ou plus carriériste que l’un, plus intello que l’autre, plus sportif que l’une. 

Dans le fond, ce qui est beau c’est que je prends le temps de valoriser le potentiel de chacun, peu importe ses différences. Et ça, ça me rend heureuse.

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